01.01.2025

Mérite carougeois 2024

Fondatrice de l’Appel de Genève, Élisabeth Decrey Warner a été honorée pour son engagement au service de la paix et du respect du droit humanitaire.
Élisabeth Decrey Warner
(c) Benjamin Banon

Rebelle chez les rebelles

Quand on lui demande quelle place tient Carouge dans sa vie, Élisabeth Decrey Warner répond: "Le retour à Carouge signifiait à chaque fois le retour à un bel équilibre. À savoir, sortir de l’immensité nue du désert ou du silence du maquis et retrouver une vie sociale et animée dans cette petite ville à taille humaine." De taille humaine, Élisabeth Decrey Warner l’est incontestablement! Établie à Carouge depuis de nombreuses années, celle qui a été surnommée "l’ovni de l’humanitaire" pour son action auprès des groupes armés non étatiques s’est vu remettre le 10 janvier dernier, lors de l’Apéritif communal, le Mérite carougeois 2024 des mains de la maire Stéphanie Lammar. "Ce prix est aussi un hommage à toutes les femmes qui transforment le monde", a souligné la magistrate. Peu encline aux honneurs, la lauréate a souhaité faire de cette distinction une invitation, lancée aux jeunes générations, à nourrir les espoirs, à croire aux idéaux et à faire preuve de créativité.

Le parcours de cette femme au regard bleu, aussi entêtant que têtu, est un cas d’école. Rien ne prédestinait Élisabeth Decrey Warner à devenir une "diplomate des maquis". Née à Lausanne en 1953, elle grandit en partie en Valais, son pays de cœur où elle nourrit une passion pour la montagne. L’amour lui fait descendre le Rhône jusqu’à Genève où elle fonde une famille de six enfants dont quatre sont adoptés. Elle choisit d’être physiothérapeute pour rester maître de son temps et concilier famille et hobby alpin. Dans cette vie presque banale, une soirée change tout. "Le hasard m’a amenée à une réunion de soutien pour des requérants d’asile, des Chiliens, raconte-t-elle. J’ai tout pris en pleine poire !"

À partir de ce moment, elle s’engage sans demi-mesure. En politique, elle siège sous la bannière socialiste de 1989 à 2001 au Grand Conseil, qu’elle préside de 2000 à 2001. Militante activiste, elle fait plus que défendre la cause des réfugiés, agissant parfois au-delà du champ de la légalité, ce qui lui vaut un passage au tribunal. Elle accepte en 1995 un remplacement au sein de la coordination de la Campagne suisse contre les mines antipersonnel, autre cheval de bataille. Le temporaire s’éternise et Élisabeth Decrey Warner se retrouve au sein de la délégation suisse à la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel à Ottawa en 1997.

Création de l’Appel de Genève

Une autre rencontre force alors son destin. "Lors d’une discussion, un Colombien et un Philippin me font comprendre que ce genre d’accord ne sert à rien, car les guérilleros ne les respectent pas." Dans l’avion du retour, "ça tourne dans ma tête", se souvient-elle. À peine a-t-elle atterri à Genève, qu’elle frappe à plusieurs portes, celle du conseiller fédéral Flavio Cotti et celle du président du Comité international de la Croix-Rouge, Cornelio Sommaruga. Son idée ? Partant du constat que les groupes armés non étatiques sont tenus de respecter le droit international humanitaire tout en étant dans l’impossibilité de le signer, Élisabeth Decrey Warner propose de permettre à ces rebelles d’adhérer volontairement à une norme humanitaire, et à se l’approprier.

Ni la Suisse ni la Croix-Rouge ne peuvent s’engager dans son projet, mais le soutiennent. "J’ai donc créé une association!" Ce sera l’Appel de Genève, en 1998. Dès lors, sa fondatrice parcourt les zones de conflit, tend la main à des groupes peu fréquentables, animée d’un pragmatisme tout helvétique, considérant toujours la réalité du terrain: « Ces rebelles étaient une partie du problème et donc de la solution. » Colombie, Sud-Soudan, Sénégal, Syrie, Irak, Iran forment son carnet de voyage peu commun: des périples semés d’embûches, d’anecdotes cocasses et de situations délicates. Elle sera notamment arrêtée en Iran. Cet épisode est raconté dans son ouvrage Une Femme sur les terres des rebelles, paru aux Éditions Yedrec (sur commande à editions@yedrec.ch), sous le titre "Vacances forcées en Iran". La litote en dit long sur le tempérament d’Élisabeth qui avoue avoir peu craint pour sa vie.

Capital confiance

Venant de Suisse et de Genève, elle a pu en mesurer la force protectrice. "Leur évocation nous donnait un capital confiance", relève celle qui a été jusqu’à inviter un groupe armé iranien à Genève pour lui faire signer un Acte d’engagement dans la très symbolique Salle de l’Alabama où a été ratifiée la première Convention de Genève en 1864.

En vingt ans, l’Appel de Genève est entré en discussion avec plus d’une centaine de groupes armés non étatiques, dont plus de 60 ont signé au moins un des trois Actes d’engagement humanitaires : contre les mines antipersonnel, pour l’interdiction des enfants-soldats, et contre les violences sexuelles. Élisabeth Decrey Warner a laissé la présidence de l’Appel de Genève en 2017.

Elle n’en demeure pas moins (hyper)active. À plus de 70 printemps, Élisabeth est "Babou" pour ses 11 petits-enfants, court un marathon par an, randonne par monts et par vaux, préside la commission environnement de la Section genevoise du Club alpin suisse et assure la vice-présidence de Terre des hommes Lausanne.

Le temps des distinctions

Pour cette femme qui n’aime pas trop les projecteurs, l’heure est aussi aux distinctions. Le Mérite carougeois s’ajoute à une liste aussi longue que prestigieuse: légion d’honneur en 2013, doctorat honoris causa de l’Université de Genève en 2015 et prix de la Fondation pour Genève en 2016. Enfin, depuis 2017, elle est membre de la fondation Leaders pour la paix, créée par l’ex-premier ministre français Jean-Pierre Raffarin. Elle reste incrédule de se voir au même plan que des personnalités telles qu’Antony Blinken, secrétaire d’État américain, Ban Ki-moon, ancien secrétaire général des Nations unies, ou Ouided Bouchamaoui, Prix Nobel de la paix en 2015. Finalement, confie-t-elle presque en s’excusant: "J’ai simplement sauté dans un train en marche !" Un train vers la paix.

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